Madame Tannou, institutrice au Camp de Moisdon-la-Rivière
Madame Tannou m'a adressé ce témoignage fin 1989, après avoir lu mon ouvrage sur le Camp de Montreuil-Bellay qui parlait du Camp de Moisdon où elle avait commencé sa carrière. Elle me disait son émotion, tant d'années après, alors qu'elle n'avait plus jamais entendu parler de cette période de sa vie. Elle est alors retournée sur le site du Camp. Puis elle m'a envoyé un cliché sur lequel son mari, aujourd'hui décédé, était avec ses élèves lors d'une sortie du Camp.Jacques SIGOT
"A notre demande, nous avons été nommés, mon mari et moi, instituteurs au Camp de Moisdou-la-Rivière. Sans doute fin janvier 1942… A nous deux, nous enseignions entre 90 et 100 enfants, garçons et filles de 5 à 15 ans : moi, de 5 à 10, et mon mari, de 10 à 15, tous illettrés. Mon mari et moi étions logés par la municipalité de Moisdon, dans une pièce d’une grande maison qui existe encore au-delà du Camp.
Celui-ci était situé près de l’étang de la Forge, à Moisdon, donc loin du bourg. Les habitants étaient assez, opposés aux nomades et, je crois que l'Administration ne s’intéressait guère à leur sort. Cependant le Camp n'était pas un objet de curiosité, il était plutôt ignoré. Installé le long de la rivière, il se composait de plusieurs baraques, ainsi que de bâtiments existant déjà, et qui subsistent toujours. Le local des responsables et l'infirmerie se trouvaient dans la "Maison du Maître des Forges" ; certains romanichels étaient logés dans des petites maisons : les malades, les vieux et les accouchées ; les gendarmes. je crois, dans la grande demeure qui domine le site. Nous y mangions avec eux, dans une cantine commune, pour 6,50 F par jour. Le personnel de cuisine était constitué de romanichels sous la surveillance des gendarmes. Je me souviens en particulier d'un doux rêveur, cousin de Django Reinhardt, violoniste comme lui, et qui improvisait à notre demande. Enfin, beaucoup restaient dans leur verdine, ou même dessous, malgré la température, car ils avaient accroché au bas des cloisons, des sortes de tentures qui faisaient comme des tentes. Tous les chevaux avaient été vendus, ce qui faisait, que beaucoup étaient très loin d'être démunis financièrement. Je "revois" un vieil homme me montrant, avec quelle confiance, un nombre honnête de pièces d'or qu'il portait dans sa ceinture. Beaucoup étaient vanniers, rétameurs ou maquignons.
Le Camp, entouré de hauts barbelés avec deux ou trois grands portails gardés par des sentinelles, était encadré par des gendarmes français, et nous n'avons jamais vu un Allemand pendant les presque trois mois de notre séjour.
Une école de deux classes
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Les deux classes étaient installées très sommairement dans deux baraques, là où est maintenant située l'aire de pique-nique, assez sombres, avec vasistas au ras du toit. Le sol était en terre battue. Nous n'avions guère de matériel. La mairie avait fourni de longues tables, sans doute récupérées dans des écoles qui n’en voulaient plus, et deux tableaux pivotants. La collègue de l’école publique de Moisdon voulut bien nous donner une boîte de craies, des cahiers et des crayons. Pour les ardoises, nous sommes allés nous en procurer dans le petit bois de pins qui domine l’étang et dont le sol est constitué de schiste. Nous avons choisi les plaques les plus plates. Nous n'avions rien de plus, pas un livre. Cependant, quand nous sommes partis, plusieurs enfants parmi les grands savaient à peu près lire.
- Au début, nous avons fait la classe avec un gendarme en sentinelle devant la porte, à l'intérieur. Puis nous avons demandé qu'il se poste à l’extérieur. Puis nous nous sommes complètement passé de lui. II y eut pourtant un incident dont je ne me rappelle pas l'origine. Je me souviens seulement d'un grand garçon de 15 ans qui avait sans doute mal pris une réflexion et qui lança une ardoise à la tête de mon mari. II fut maîtrisé et écopa de jours au cachot, au pain sec et à 1 eau, dans un petit cabanon au bord de la rivière. En cas de rébellion, c'était la punition pour tous.
Une fois par semaine, nous sortions les enfants du camp pour l'après-midi. Nous faisions seulement une promenade dans les prairies environnantes, toujours accompagnés de deux gendarmes. Tout au moins dans un premier temps car, au bout d'un mois, je pense, nous avons eu leur confiance et avons obtenu, à nos risques et perils, de nous passer de nos anges gardiens. Nous n’avons jamais eu d’ennuis.
- Il nous est arrivé de sortir, l’un ou l’autre, avec deux ou trois grands pour qu’ils puissent couper de la saule avec laquelle ils nous confectionnaient paniers et corbeilles, ainsi qu’un petit fauteuil. J’étais alors enceinte, et des hommes avaient décidé de me fabriquer un berceau. Nous nous sommes séparés avant la naissance. Dans le camp, des adultes s'adonnaient à des travaux de vannerie avec ce saule qu'on les emmenait couper sans escorte. Leurs créations étaient vendues à Moisdon, surtout par les femmes. Ils rétamaient aussi des casseroles quand ils en trouvaient. Mais ils participaient également à l’entretien du camp, en particulier, plusieurs fois par semaine, à la corvée d’ordures. C’est à cette occasion, et ce, malgré la présence des gendarmes, qu’un de nos grands élèves, nommé Adam, s’est évadé. Il n’a jamais été retrouvé. Avec nous, jamais il n’avait essayé de s’enfuir.
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Les romanichels étaient nourris par une cantine, mais ils mangeaient en famille. Plusieurs étaient occupés aux cuisines, mais ils regrettaient leur nourriture personnelle. Je me souviens d’un homme me disant : "
Si on était dehors, on mangerait des hérissons". Ils essayaient d'ailleurs de s'en procurer.
Monsieur Tannou et ses élèves au Camp de Moisdon-la-Rivière, au cours d'une sortie.
La séance de vaccination obligatoire a donné lieu à des scènes à la fois violentes et drôles. Les enfants sortaient de l'infirmerie en hurlant, et couraient tout autour du camp.
Les femmes enceintes préféraient accoucher avec l’aide de leur entourage, et parfois de l’infirmière. Cela se passait dans l’une des petites maisons. L’infirmière était une forte femme un peu bourrue et autoritaire, il le fallait, mais pas méchante. Elle mangeait avec nous et les gendarmes. Je suppose qu'un docteur venait de temps en temps.
La toilette donnait lieu à beaucoup de complications ; surtout chez certains hommes adultes. Les femmes étaient plus coquettes. Je crois qu'il y avait trois douches, là où sont
maintenant les toilettes. Elles étaient peu utilisées. Je me souviens d'un homme particulièrement récalcitrant. Quand les gendarmes réussissaient à l'obliger à se laver, il enfonçait son chapeau jusqu'aux oreilles, roulait une écharpe autour de son col de manteau relevé et, ainsi, ne se lavait, dans la rivière, que le bout du nez et les mains. Il fut même puni, pour ce motif, de jour de cachot !
Il y eut même de mémorables séances d’épouillage. La solution était la tonte, et chacun sait combien ils tiennent à leurs cheveux. Surtout les femmes.
De la toilette des femmes
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La tenue vestimentaire était variée, surtout chez les jeunes filles et les mères. Certaines portaient de longues et larges jupes bariolées, des fichus et des bijoux. Les longues jupes permettaient, paraît-il, de dissimuler les vols lorsqu'elles se rendaient an bourg ou dans les fermes. Ce qui fut à l'origine de la suppression des sorties. Lorsque l'un des "détenus" devait aller à Moisdon, chez le docteur ou le dentiste, il était toujours accompagné d'un gendarme.
Je ne pense pas que ces gendarmes, dans l'ensemble venus des brigades de la région, en particulier de Châteaubriant, et dirigés par un adjudant dont j’ai oublié le nom, aient été particulièrement sévères. Certains, même, apportaient pour les enfants, vêtements et chaussures que les femmes s’empressaient d’essayer de revendre. Evidemment, je sais que certains ne remettaient pas aux titulaires les cartes de tabac, que pourtant ils adoraient, et les gardaient pour eux. D’autres appliquaient le règlement à la lettre.
- Nous avons peu à peu gagné la confiance des parents. Dans la quasi généralité, ils étaient illettrés et, lorsqu’ils recevaient du courrier, ils devaient demander assistance. Ils se sont vite adressés à nous, les instituteurs, plutôt qu’aux gendarmes dont ils se méfiaient.
- Ils se repéraient, non en semaines ou en mois, mais en lunes ou lunaisons.
Il se fait, je pense, une sélection naturelle chez eux, car il est surprenant de voir combien ils étaient résistants au froid. Un petit, non encore scolarisé, n’avait pour tout vêtement, qu’un maillot de bain, et encore, coupé entre les jambes ; parfois, par-dessus, un vague lainage trop grand et plein de trous. Il mâchonnait tous les mégots qu’il trouvait. Une grande élève, dont je me rappelle le nom, Pauline Michelet, ne portait qu’un vaste manteau sombre, sans boutons, dans lequel elle se drapait. Les chaussures, très mal supportées, étaient inexistantes, moins chez les hommes. Les enfants étaient particulièrement peu vêtus.
Je ne pense pas qu'il y ait eu beaucoup de malades et de mortalité, ils s’auto-soignaient. Cependant, je dois reconnaître que j’étais très jeune, puisqu’âgée de 20 ans, et ne me suis pas suffisamment penchée sur cette question qui intéressait l’infirmière.
- J’ai hélas détruit les listes des élèves. Cependant, je me rappelle quelques noms de familles :
Adam ou peut-être
Adjam, l’évadé ;
Schneider, Zimmer, Reinhart, l’aide-cuisinier violoniste,
Michelet.
Madame Michelet, mère de 11 enfants, faisait mon admiration par son allure et sa sveltesse. Elle se vantait du fait qu’aucun de ses fils n’avait fait son service militaire ; quand il en atteignait l’âge, il partait pour l’étranger !
Il faut reconnaître que le défaut principal de ce peuple, est le chapardage. Les femmes volaient poulets dans les fermes, fruits, légumes dans les boutiques de Moisdon. Les enfants chipaient les cigarettes des gendarmes, ou les nôtres. Quant aux petits de ma classe, c’étaient les mouchoirs et les morceaux de craie pris, sans que je m’en aperçoive, dans les poches de ma blouse.
-Après un raid sur Saint-Nazaire, le 27 mars 1942, les romanichels ont été dirigés sur le
camp de Montreuil-Bellay. Nous nous étions attachés à eux, et nous pensions pouvoir leur apporter quelque chose, d’autant plus que nous gagnions leur confiance. Nous avons demandé à les suivre, mais l’administration toujours aussi rigide, s’y opposa. C’est que des instituteurs ne peuvent changer de département. Je l’ai toujours regretté, et n’ai pas oublié"